le cas amazon

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Amazon : dumping ou pas ?

Article publié par Rue89 le 13 janvier 2014

 

Une loi encadrant la vente de livres à distance interdira désormais aux vendeurs en ligne de cumuler le rabais de 5% autorisé par la « loi Lang » avec la gratuité des frais de livraison. Cette disposition, baptisée « anti-Amazon », est clairement dirigée contre le géant américain, accusé d’asphyxier les libraires par des pratiques concurrentielles déloyales.

Issue d’une proposition déposée par des députés de l’UMP et votée à l’unanimité en première lecture à l’Assemblée nationale comme au Sénat, la loi a reçu le soutien affirmé de la ministre de la Culture Aurélie Filippetti. Elle avait déjà désigné la cible lors des rencontres nationales de la librairie à Bordeaux en juin dernier :

"Aujourd'hui, tout le monde en a assez d'Amazon qui, par des pratiques de dumping, casse les prix pour ensuite pénétrer sur les marchés et ensuite faire remonter les prix une fois qu'ils sont en situation de quasi-monopole".

La ministre ne faisait que reprendre les positions du Syndicat de la Librairie Française, pour qui  :

« offrir les frais de port, c'est vendre à perte pour tuer la concurrence et détenir un monopole des ventes. »

Bien évidemment, le principal intéressé rejette ces accusations. Romain Voog, président d’Amazon France, estime que :

cette mesure va « à l'encontre de l'intérêt des consommateurs, en renchérissant de facto le prix des livres achetés sur Internet par rapport à ceux achetés en magasins ».

Les autres critiques ne manquent pas, notamment parce que l’offre des frais de port n’est qu’un élément parmi ceux qui assurent le succès d’Amazon :

  • facilité d’accès,
  • immense variété de choix,
  • rapidité de livraison,
  • qualité du service après-vente…

La question des frais de port peut donc sembler accessoire et l’emploi du terme « dumping » injuste, dans un secteur ou, de toute façon, les prix sont encadrés. L’avantage d’Amazon réside-t-il dans des pratiques abusives ou dans une capacité d’innovation et d’anticipation qui fait la différence auprès du client ?

Le terme de dumping désigne habituellement la vente de marchandises à des tarifs très offensifs, quitte à pratiquer des marges faible ou nulles, voire négatives (vente à perte), pratiquée par une entreprise qui cherche à prendre place dans un nouveau marché en assommant la concurrence. Le dumping suppose donc une stratégie de diversification (celui qui le pratique est un nouveau venu), une volonté de « leadership » (il ne s’agit pas seulement de s’implanter dans un secteur mais d’y occuper rapidement la première place) et des moyens financiers suffisants pour compenser le défaut temporaire de marge.

En quoi ces éléments pourraient-ils correspondre à la stratégie et aux pratiques d’Amazon ?

Steeve Bezos, le président d’Amazon, n’a jamais caché son ambition de devenir le géant mondial du e-commerce. Dès la création de l’entreprise en 1997, on retrouve l’affirmation de cette stratégie, jamais démentie par la suite :

« Plus notre leadership sur le marché est fort, plus notre modèle économique est puissant (…) Nous continuerons à prendre des décisions d’investissement en tenant compte des considérations de leadership du marché à long terme plutôt que des considérations de rentabilité à court terme (…) Nous avons choisi de prioriser la croissance parce que nous croyons que l’échelle est au cœur de la réalisation du potentiel de notre business model » (extraits de la lettre aux actionnaires pour 1997).

L’évolution ultérieure d’Amazon a confirmé la réussite de cette stratégie : au cours des dernières années, ses ventes ont crû à la vitesse vertigineuse de 35% par an. C’est aujourd’hui la première librairie du monde mais elle vend aussi des produits aussi divers que des bijoux, de l’électroménager, des jouets, des vêtements, des pièces détachées automobiles, des médicaments, des chaussures et même des produits frais et de la main d’œuvre temporaire !

A ce jeu, Amazon affiche régulièrement des résultats très faibles, voire des pertes, et n’a jamais distribué de dividendes à ses actionnaires. Cette situation n’effraie pourtant pas Wall-Street puisque l’action d’Amazon y poursuit son ascension. Si les milieux financiers continuent de plébisciter la stratégie de Steeve Bezos, c’est parce qu’Amazon est structurellement excédentaire : la faiblesse de ses marges n’est que le résultat d’un choix assumé pour l’investissement. Les actionnaires qui lui font confiance ne renoncent pas à leurs dividendes, ils acceptent de les différer parce qu’ils estiment que la probabilité de profits juteux ultérieurs est grande.

Deux ingrédients du dumping sont ici réunis : la volonté de domination du marché et l’acceptation de faibles marges pour y arriver. Les défenseurs d’Amazon répliquent que la baisse des prix, qui est un élément essentiel du dumping, n’est cependant pas remplie dans le cœur de métier de l’entreprise qui est la librairie.

«Il est évident que nous ne vendons pas les livres à perte car c'est illégal ! Si Amazon perd de l'argent, ce n'est pas parce qu'il fait du dumping sur les prix mais parce qu'il investit massivement dans des entrepôts » (Romain Voog).

Le modèle d’Amazon, qui consiste à court-circuiter le canal traditionnel de la distribution (grossiste, détaillant) pour atteindre directement le client, nécessite en effet d’énormes investissements, non seulement pour gérer les approvisionnements et les stocks, mais aussi pour offrir une interface client hors du commun : les frais de développement et de test des fonctionnalités qui font les succès d’Amazon.com sont astronomiques et expliquent que les concurrents ne puissent suivre.

Or, ces investissements sont en grande partie financés par un système d’évasion fiscale, un jeu de transfert entre filiales qui permet à l’entreprise de ne déclarer qu’une partie de ses revenus réels :

tableau évasion fiscale amazon.png

Le cas d'Amazon Europe : répartition du volume d'activité et du chiffred'affaires déclaré par pays en millions d'euros (étude réalisée par le cabinet Greenwich Consulting pour la commission des finances du Sénat - données 2009).

 

Cette évasion fiscale constitue bien un financement public, une sorte de subvention indue qui entraîne une distorsion, puisqu’elle alimente les investissements qui permettent à Amazon de creuser la distance avec ses concurrents.

Si le terme de dumping s’applique traditionnellement à des entreprises dont l’effort pour prendre place sur un marché extérieur est compensé par des aides accordées par son gouvernement d’origine, on admettra qu’il puisse aussi s’appliquer à une entreprise qui finance son implantation grâce à de la fraude fiscale !

En définitive, aucun des moyens dont use Amazon pour conquérir le marché du livre n’est anodin :

    • la mine d’informations stockée par son système informatique lui fournit une analyse des comportements d’achats sans équivalent,un algorithme propose spontanément à chaque internaute des suggestions qui se rapprochent de ses goûts repérés et la fonction « one-click » permet de générer les achats impulsifs jusqu’à présents réservés aux ventes en librairie.
    • La position d’Amazon sur le marché lui donne désormais une force de négociation capable de faire plier les éditeurs comme les transporteurs.
    • Le développement de sa propre liseuse électronique en a fait un nouveau géant de l’édition.
    • L’hébergement d’une multitude de vendeurs affiliés lui permet de réduire ses propres stocks aux produits les plus demandés en laissant à d’autres le soin de compléter son offre sur les autres produits.
    • Sur le plan financier, son volume de vente lui permet d’écouler rapidement ses marchandises et de générer un énorme flux de trésorerie.
    • Sur le plan social, il emploie, pour générer le même chiffre d’affaire, 18 fois moins de salariés que les libraires indépendants…

« To dump » : déverser. La stratégie d’Amazon correspond bien à du dumping, version guerre totale. Une guerre dans laquelle les responsables politiques en sont réduits à émettre des protestations qui trahissent leur impuissance ou à tenter de mettre en place des mesures que l’on peut qualifier d’humanitaires (la loi « anti-Amazon » n’est qu’un volet du plan en faveur de la librairie, qui comprend essentiellement une augmentation des aides publiques au secteur).

On revient finalement à la question de la satisfaction du consommateur, toujours mis en avant dans la communication d’Amazon. Le lecteur-consommateur doit-il accepter de jouer le rôle de l’idiot qui participe à sa propre perte ? Ou peut-il devenir un acteur dont la liberté d’achat est aussi un moyen d’exercer sa responsabilité ?



14/01/2014
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