le cas amazon

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Bonne nouvelle : finalement, Amazon ne va pas tout détruire…

Amazon.com, qui sait entretenir par de savants coups de pub l’image d’une entreprise toujours en avance d’un coup, prétend maintenant pouvoir deviner nos achats avant même qu’on ne les décide ! Au-delà de la fascination que continue de susciter le géant du e-commerce, ses propres annonces trahissent certaines faiblesses. Pour le commerce traditionnel, le pire n’aura peut-être pas lieu…

 

un brevet intitulé « Méthode et système d’expédition anticipée de colis » a été déposé le 20 décembre 2013 par la société Amazon Technologies Inc. Le contenu en a été révélé dès le 17 décembre, par un article du Wall Street Journal  qui décrit un dispositif capable de prédire quel produit va être acheté par un client, puis d’expédier le paquet dans un dépôt proche de son domicile avant même que la commande ne soit validée. Le colis n’a plus qu’à attendre que le client effectue l’achat comme prévu, ce qui permet de livrer en un temps record.

Pas de boule de cristal, mais un algorithme capable d’exploiter la base de données détenue par la société sur chacun de ses clients, en combinant l’historique de ses achats, ses recherches de produits, ses listes de souhaits et même les mouvements de son curseur lors de ses visites sur le site…

Bien évidemment, les différents sites d’information qui ont répercuté la nouvelle n’ont pas manqué de relever le caractère aléatoire du système. Mais, comme l’indique France 24 :

« Amazon n’exclut pas de garder des produits dont l’algorithme du site a déterminé qu’ils seraient particulièrement désirés par tel ou tel internaute dans des camions pour un certains temps, juste au cas où le client succomberait à la tentation. Et si, au final, il n’achète rien, Amazon se réserve, toujours d’après le brevet, la possibilité de l’offrir malgré tout lorsque le coût pour le rapatrier dans les entrepôts dépasse celui de la livraison. »

 

Orienter les désirs, prédire les ventes…

Ce système est le dernier avatar d’une stratégie d’innovation qui veut pousser à son comble la personnalisation de la relation au client, en exploitant au maximum une immense base de données individuelle. Il est à mettre en parallèle avec un autre brevet, déposé par la même société un mois plus tôt, nommé « Mécanisme de réduction de l’hésitation d’achat ».

Un article de Numerama.com du 29 novembre 2013 décrit ce mécanisme, qui est composé de deux logiciels. Le premier est chargé de suivre à la trace le client lorsqu'il navigue sur les pages de la boutique en ligne :

« Ainsi, le moteur détecte quand, par exemple, un client compare un produit haut de gamme et un produit bas de gamme, lorsqu'il revient voir régulièrement le même produit à plusieurs jours ou semaines d'intervalle, lorsqu'il a tendance à regarder surtout les produits les moins chers, lorsqu'il reste longtemps à regarder la photo d'un produit ou ses caractéristiques techniques, lorsqu'il remplit son panier sans jamais le valider, etc. Chaque action est analysée pour détecter une éventuelle hésitation, et deviner ce qui la provoque. »

Intervient ensuite le second logiciel, chargé de prendre en charge le client en lui faisant des propositions, baptisées « concessions » :

« Tel client se verra proposé une réduction de prix, tel autre un accessoire offert avec l'appareil qu'il hésite à acheter, ou encore un bon d'achat, une livraison expresse, un pack personnalisé, etc., etc. »

En dévoilant des brevets dont on ne sait pas si l’application est programmée, ni s’ils sont en phase de test, ni même si leur propre auteur y croit vraiment, Amazon est fidèle à une stratégie de communication qui entretient le mythe de l’entreprise obsédée par la satisfaction du client. Une stratégie qui joue sur la fascination pour les nouvelles technologies, notamment dès qu’elles touchent au concept très flou d’intelligence artificielle.

Jeff Bezos, le fondateur et patron d’Amazon, se moque d’être taxé de farfelu car il sait qu’on peut jamais tout à fait refuser de le prendre au sérieux, ne serait-ce que pour son côté inquiétant de « destructeur créatif ». Il peut bien être attaqué pour ses méthodes, comme la collecte d’informations à l’insu des intéressés, il n’en passe pas moins pour celui qui a toujours un coup d’avance. Qu’on l’encense ou qu’on le critique, il a de toute façon réussi à être intronisé comme le modèle de l’innovateur depuis la mort de Steeve Jobs.

Amazon peut ainsi entretenir l’image d’une entreprise dotée d’un « business project » prémonitoire, quasi-magique dans son inéluctabilité. La sidération est telle que peu de journalistes sont capables remettre en cause le scénario, comme on l’a vu avec le coup du drone-livreur.

Et pourtant, les annonces faites dernièrement par Amazon portent sur des thèmes qui trahissent de réelles faiblesses dans la stratégie du géant américain…

 

La recherche impossible de l’instantanéité et de la personnalisation

Le système d’expédition anticipée des colis vise à résoudre un handicap de la vente en ligne, comme l’avouent les auteurs du brevet :

« Le principal désavantage que les sites de vente en ligne ont sur les magasins en dur est le délai de livraison, qui peut être de plusieurs semaines, et peut ainsi décourager les éventuels acheteurs à passer commande sur l’Internet. »

Le mécanisme de « réduction de l’hésitation d’achat » vise, quand à lui, un autre désavantage du e-commerce, comme l’explique Numerama.com :

« L'hésitation de l'acheteur est le pire adversaire du commerce électronique, d'autant qu'il n'y a sur Internet aucun vendeur pour sauter sur le client dès qu'il franchit le seuil de la porte, ou pour comprendre ses hésitations et le convaincre d'acheter tel produit, dans un conseil probablement aussi improvisé que rassurant. Le fameux achat impulsif enseigné dans toutes les écoles de commerce est beaucoup plus difficile à obtenir sur une boutique en ligne, où le simple fait de devoir remplir un formulaire et entrer son numéro de carte bancaire transforme nombre d'achats impulsifs en achats réfléchis remis à plus tard. 

Avec son algorithme qui propose au visiteur un contenu sensé se rapprocher de ses goûts, Amazon tente de réchauffer un achat en ligne un peu trop impersonnel. La démarche trouve cependant assez rapidement ses limites :

« Chaque individu a tendance à consommer le contenu qui stimule son esprit et ses sens. En cela, les algorithmes servent la volonté de chacun de se voir proposer un contenu qui lui ressemble, un contenu auquel il adhère. (…) les résultats personnalisés sont l’équivalent de la malbouffe. En effet, proposer uniquement du contenu en adéquation avec les goûts de l’internaute reviendrait à proposer uniquement des aliments gras ou sucrés lors d’un repas, comme si chaque restaurant ne proposait que des frites, des pâtes ou des pizzas dans son menu. » (Ces algorithmes qui nous divisent – Le Monde du livre – 20 février 2012)

Avec ses « suggestions » automatisées, son bouton « 1-click » qui évite de trop réfléchir, la livraison dès le lendemain avec son option Premium, Amazon n’est pas tant dans la personnalisation de l’offre que dans le registre du réflexe conditionné. Or, (faut-il le rappeler ?) le résultat de ce genre de stimulation reste aléatoire, comme le rappellent les Inrocks du 20 janvier 2014 :

« Vous n’avez pas commandé le dernier tome de la trilogie 1Q84 d’Haruki Murakami et d’ailleurs vous ne comptiez pas le lire parce que vous avez détesté les deux premiers ? L’entreprise Amazon a elle décidé, comme une grande fille, que vous deviez lire le troisième volet, tout simplement parce que vous aviez commandé via son site les deux premiers… »

 

Le commerce de proximité un peu trop vite enterré

La stratégie du géant américain est basée sur l’hypothèse que la vente en ligne peut entièrement se substituer au commerce en dur. Tout est tendu vers cet objectif : les recherches pour augmenter la performance de l’interface client, le développement d’une liseuse électronique, les marges réduites pour conserver des prix compétitifs, les investissements pour implanter de nouveau entrepôts…

Pourtant, l’hypothèse d’une disparition des magasins, grands ou petits, au profit du commerce purement électronique (les « pure-players »), est progressivement battue en brèche.

Une enquête IFOP réalisée en février 2013 montre ainsi que, si les consommateurs français considèrent que les pure-players sont moins chers et plus pratiques, ils continuent d’accorder leur confiance aux enseignes traditionnelles :

« Face aux pure-players, elles sont en effet considérées comme celles qui sont « les plus au fait de leur besoins et envies » (59%), comme celles qui offrent « le meilleur accompagnement, les meilleurs conseils » (77%), en un mot comme « les plus dignes de confiance » (81%). »

Le magasin résiste, même s’il ne sera plus jamais le même. Une étude publiée par la Fevad (fédération e-commerce et commerce à distance) anticipe une décrue du commerce purement électronique, au profit d’une connexion des magasins physiques :

« Parce qu’en ligne, sur le site e-commerce, le client se retrouve souvent relativement seul avec les produits, il placera la relation humaine à un ni­veau d’exigence très supérieur en magasin. Plus que jamais, face à une expérience d’achat online sur un mode self-service, le client sera sensible au contact humain et aux attentions, en magasin, mais aussi par téléphone. »

Selon cette étude, l’avenir est donc à la synergie entre les deux canaux : on se renseigne sur Internet pour vérifier la disponibilité du produit (et son prix chez les concurrents) puis on vient le tester en magasin…

« Le magasin s’intégrera dans un processus « cross canal », pour communiquer avec ses clients en amont et en aval de la décision d’achat, via le Web et le mobile ; il se prolongera sur le Web, sur les réseaux sociaux, sur le mobile. Ce sera un magasin « multimodal », accessible en permanence, répondant au besoin du client de commander où il veut, quand il veut. »

 

Amazon aux pieds d’argile

Amazon mène une politique de la terre brûlée, consistant « à ravager les territoires de l'adversaire afin de l'empêcher de reconstituer ses forces ou de trouver un refuge ». Seule certitude jusqu’à présent : cette stratégie reste peu rentable puisque l’entreprise présente depuis sa création des résultats faibles ou négatifs.

Dans ce contexte, on peut se demander si les dernières opérations de communication de l’ogre du e-commerce ne trahissent pas, par une sorte de retour du refoulé, un aveu de vulnérabilité :

  • La fable du drone livreur dissimule mal qu’il faudra encore longtemps une noria de camions pour apporter les colis, ce qui reste un mode de livraison coûteux et peut-être déjà condamné.
  • Le projet d’expédition anticipée ne peut venir à bout d’une réalité réjouissante de simplicité : quand on veut quelque chose rapidement, le mieux c’est encore d’aller le chercher en bas de sa rue…
  • Le développement d’algorithmes sensés canaliser les désirs des clients ne peut compenser la persistance du besoin de contact, qu’il soit humain avec le commerçant ou physique avec l’objet.

Il est peut-être temps de s’interroger sur la fascination, partagée par la bourse comme par la presse économique, pour une stratégie qui a tout du scénario catastrophe. Un autre scénario moins effroyable (et donc peut-être moins apte à faire fantasmer Wall-Street) se dessine : Amazon ne serait que le symptôme transitoire d’une difficulté d’adaptation du commerce physique aux nouvelles technologies, et notamment aux attentes qu’elles engendrent de la part des consommateurs.

Il y a donc encore un avenir pour les magasins, même petits, s’ils sont capables de se servir d’internet au lieu de le craindre. On pense notamment aux libraires et à des expériences de mutualisation des commandes en ligne, comme le site Librest. Dans le commerce, comme ailleurs, le pire n’est jamais certain !



28/01/2014
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